Le boire en pays igbo: le vin parle pour eux
Françoise Ugochukwu
La littérature nigériane révèle au lecteur la place centrale tenue par la fête, et par le vin, dans les cultures du pays. Cet article se penche sur la culture igbo et présente les mots du vin dans la langue comme les variétés de palmier dont il est tiré. Il fait le point sur l'évolution des habitudes de boisson depuis l'arrivée des missionnaires au dix-neuvième siècle, et suit le vin depuis sa récolte jusqu'à sa consommation. Il montre enfin son rôle central dans la culture igbo où il accompagne le jeune homme à chaque étape de sa vie sociale et se révèle un symbole puissant, utilisé aussi bien dans la vie quotidienne que dans la justice coutumière.
Au Nigeria, qui dit fête dit vin, et toute une littérature en témoigne. Nous étudierons ici le rôle du vin et son usage dans la culture igbo du sud-est du pays. Le palmier, en pays igbo, est partout dans le paysage - palmier à huile ou raphia, comme il est au centre de la vie et de la culture igbo. Cet arbre est, en effet, essentiel à la vie quotidienne puisque toutes ses parties sont utilisées - le bois pour le chauffage, le tronc pour les piliers, toitures, ponts et palissades, les fruits et les noix pour l'huile et la sauce, les fibres pour le savon, le sel, la nourriture du bétail et l'éclairage, les palmes pour les balais, les jeunes pousses pour les rituels, les racines pour la médecine traditionnelle (cf. Burkill t.4 :368). Et c'est de ces deux variétés de palmier que l'on tire le vin, par ponction, une ou plusieurs fois par jour selon l'endroit, la quantité extraite pouvant atteindre facilement un gallon par jour. Mais c'est du palmier raphia que sont extraites les quantités de vin les plus importantes. Basden, missionnaire de la CMS qui passa plus de trente ans en pays igbo au tout début du vingtième siècle, comparait (1938 : 407) ce vin gris à la vieille bière de gingembre anglaise. Rafraîchissant et agréable, mais moins alcoolisé que l'autre vin de palme (sa teneur en alcool varie de 2 à 4%), il est délaissé par les vieux, qui lui préfèrent ce dernier, réputé plus fort, et accusent le vin de raphia de manquer de saveur et d'être juste bon pour les femmes, auxquelles il est entre autres recommandé comme facilitant la lactation après les couches. C'est sans doute pourquoi les villes d'Awka, Udi et Achi n'acceptent que le "vin d'en haut" dans les rites de mariage traditionnel (Ubesie : 49) Dans une société où les métiers sont strictement distribués selon le sexe, la récolte du vin, comme celle de l'igname, tubercule royal et symbole de fertilité masculine, est la prérogative des hommes (Cf Nwala : 178) - c'est d'ailleurs également aux hommes seuls, et plus spécifiquement au maître de maison, que revient le fond de la calebasse, réputé pour ses vertus aphrodisiaques. Cette relation du vin aux hommes est renforcée par l'interdit répandu dans tout le pays igbo et qui empêche, aujourd'hui encore, les femmes de grimper aux arbres. Si les agriculteurs n'hésitent pas à monter au palmier pour récolter les noix palmistes, la récolte du vin est, elle, confiée à un spécialiste, le malafoutier. Une grande partie de la récolte est d'ordinaire destinée au marché. Le malafoutier ramenait autrefois chez lui son vin de palme aussitôt récolté, les gourdes dans un panier oblong porté sur la tête ou suspendues au guidon de sa bicyclette. Les femmes président quant à elles à la vente, et Burkill évoque les colonnes de femmes venues de toutes directions et pénétrant dans la ville par toutes ses issues, se dirigeant vers le marché, les calebasses de liquide mousseux sur la tête (Cf Burkill t.4 : 368). Si ces pratiques continuent, le vin est aujourd'hui, de plus, souvent transporté sur de grandes distances vers les villes, et alors coupé d'eau pour le conserver. Une partie de ce vin sera mise en bouteilles en usine. Mais celui qui l'a recueilli en garde toujours un peu chez lui pour sa famille et ses amis avant de s'en aller vendre le reste. Le vin de palme est le liant des relations villageoises. Le fermier en offre à ses ouvriers agricoles à l'heure de la pause. Dans les réunions de groupe d'âge, c'est le vin qui accompagne et surtout clôture les débats.
Vin de palme, noix de cola et igname se retrouvent ainsi, trilogie du sacré qui préside à toutes les rencontres, à tous les instants où la vie s'arrête et se fête. A l'hôte de passage, on offre toujours la kola ou l'un de ses nombreux substituts modernes : biscuits, arachides, petites courgettes crues, fruits fraîchement cueillis, viande grillée, vin ou autres boissons, aujourd'hui désignés par le même terme, avant d'entamer toute conversation d'importance. Le vin introduit le discours ; il rappelle la valeur sacrée de la parole ; il est l'avocat des prétendants et des suppliants. Consolateur des endeuillés, liant des relations sociales, introduisant, accompagnant toutes les démarches importantes, il est, un peu comme la noix de cola, le symbole de l'hospitalité igbo, dans une culture où l'hôte reste sacré.
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