Gestion du site
log 
pass  go !
 ACCUEIL
BIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
NOUVEAUTES
ENTRETIENS
Quotidien tunisien LA PRESSE
C. CARDONA GAMIO EDICIONES
ARTICLES
Valhère
Kurt Drawert
Adonis, le poète du vent
Pascal Bournet, l'enchanteur, Jasmine Flower
Saramago -- Pérégrinations portugaises
Khoury-Ghata -- Compassion des pierres
Andrée Chedid -- Rythmes
Yakoba
Erri de Luca -- Le contraire de un
Koltès -- La marche
Marie NDiaye -- Les serpents
Gérard Oberlé -- Retour à Zornhof
Bernard Noël -- Les Yeux dans la couleur
Enrique Vila-Matas -- Paris ne finit jamais
Werner Lambersy -- Dites trente-trois...
François Montmaneix -- Les rôles invisibles
NOUVELLES
La Galaxie Gutenberg
Les deux vies de la scolopendre
L'origine du monde
De l'autre côté des vagues
NOUVELLES POLICIERES
Rupture
Clôture
Enflure
POESIE
Chant de la Terre
La Guerre -- traductions
La mère océane
Quelques traces dans le vent
La voix s'éveille
Partage de la parole
Gustav Mahler, le ténébreux
L'Homme séculaire
PROSE
Livre du nombre
La marche
Quand le conteur...
LITTERATURE JEUNESSE
L'arbre et le feu
Petit Tom et le crapaud
Petit Tom et le coq
Petit Tom et le hérisson
Le Typhanon
La fille de la sorcière
Le mystère du Masque -- roman jeunesse
L'homme qui revient de loin -- roman jeunesse
CHANSONS
L'en-chanteuse
Marine
Du souffle
Même loin
Ballade pour le vent
Dans les cratères
PRESSE
Une approche de l'oeuvre de Daniel Leduc
Quotidien tunisien LA PRESSE
Annetna Nepo -- Phillip John Usher
Du partage et de la lumière des mots
Poétique de la parole
PRESSE -- littérature jeunesse
Le conte populaire
Choisirunlivre -- L'Homme qui regardait la nuit
La Voix de l'Oranie - L'Homme qui regardait la nut
TRADUCTIONS -- littérature jeunesse
Albanais
Allemand
Anglais
Arabe
Espagnol
Roumain
LIENS
CONTACT
Catalogue auteurs

RUPTURE

 

 

        Le vent siffle à mes oreilles ; une branche me griffe dans le cou ; du feuillage me gifle. Je cours, je cours droit devant moi, dans la nuit qui m’aspire ; je cours me réfugier, droit devant moi. Les ombres, tout autour, me rassurent : elles sont ma protection contre lui. Je sais qu’il n’est pas loin, là, derrière moi ; et je cours dans la forêt qui tremble…

        Je me souviens de lui, à la première rencontre : grand, mince et droit (comme un arbre élancé vers le ciel), je me souviens de son sourire, de la moiteur sur mon front, des picotements dans mon ventre. Je m’étais dit : c’est lui. Souvent l’amour vous prend par surprise. Et j’étais amoureuse, violemment.

        Je me souviens de lui comme d’un homme captivant ; oui oui : il avait capté mon regard, et mon esprit mon corps mes sens. J’étais tombée sous l’emprise de son charme – comme d’un sortilège jeté par quelle sorcière ? J’étais sous son charme… ainsi qu’une ombre sous un arbre superbe.

        Mais le superbe, la vie – insipide et quotidienne – l’use jusqu’à la trame. Apparaissent alors les défauts de l’étoffe. Et des déchirures se font jour. Des égratignures s’exposent.

        D’abord des mots de trop. Puis des insultes. Viennent ensuite les abjections. Celui que l’on croyait soleil peu à peu se fait averses, nuages, pluies et rafales. Et le rêve devient cauchemar…

        Je cours, je cours droit devant moi, dans la nuit qui m’aspire ; je cours, comme on s’échappe. Des sursauts de vent me bousculent. Des cris de chats-huants me glacent. Derrière moi, il y a quelque chose de plus effrayant : serait-ce la vie qui me rattrape ?

        C’est lui, que j’ai connu sans le connaître. Cet homme avec lequel j’ai vécu. Contre lequel j’ai vécu.

        Le premier coup fut une gifle – geste anodin paraît-il – qui vint sur moi dans un mouvement de cris. Je l’ai reçue comme une fiente sur ma joue, un crachat sur mon être. Mais je n’ai rien dit.

        Le deuxième coup fut un poing dans le ventre, une douleur sous la peau, au plus profond du ventre : là où les femmes créent de l’homme. Et je n’ai rien dit.

        Le troisième coup fut la main dans les côtes, la douleur qui fait plier, l’humiliation d’être à genoux. Et toujours, je n’ai rien dit.

        Lui, chaque fois s’excusait, se justifiait, apportant son lot de mauvaise foi dans la balance, il me disait tu sais bien que je t’aime comme un aimant aime la ferraille… Et je ne disais rien.

        La ferraille, ça ne parle pas.

        Et le vent dans la forêt bouscule mes souvenirs. Et ma course dévoile ce qui fut camouflé.

Mes amies, qui voyaient ma vie cabossée, me suppliaient de quitter cet homme, qu’elles nommaient mon tortionnaire – terme que je n’admettais pas. Un tortionnaire, c’est quelqu’un qui tord, quelqu’un qui a tort, et lui ne faisait que m’aimer.

        Mal, bien sûr ! Avec de la mâle adresse… enfin, ce que je croyais être de la mâle adresse.

        Tellement je l’avais dans la peau !

        Et les ombres sont comme une peau qui me protège. Contre ma peur. Contre ma peau meurtrie.

        Je l’avais dans la peau. Mais voilà, les grains de beauté se transforment en furoncles, parfois. Et mon désir s’est enkysté, mon amour s’est tuméfié, de la haine a germé comme de vilaines pustules.

        Lui, je l’ai haï.

        Je le hais toujours. Toujours.

        Et la nuit court autour de moi. Les arbres fuient, le temps s’efface. J’entends se rapprocher ses pas. On dirait les pas d’une porte qui claque.

        Et j’ai claqué la porte. Nombre de fois j’ai claqué la porte.

        Après une claque je claquais la porte. Après de nouveaux coups je claquais la porte.

        Après, après, je revenais.

        J’avais peur de le fuir. « Je te tuerai », me disait-il, « si tu me quittes je te tuerai ». J’avais peur de m’enfuir.

        Les voisins, eux, m’ignoraient. Ils ignoraient le tumulte que faisaient mes cris, ses insultes et ses coups. Ils ignoraient jusqu’aux pâleurs extrêmes qui me saisissaient souvent dans la rue. « Il est charmant votre mari », me disaient-ils, « toujours aimable, prêt à rendre service, et parlant si bien de vous »…

        « Il est charmant ». Quelle sorcière, et quel sortilège ?

        Mais non ! C’est la vie qui malmène. Alors certains heurtent, bousculent et cognent.  Leurs mots frappent, et lorsqu’ils n’ont plus de mots, ce sont les poings qui les remplacent.

        Je me souviens de lui, ce jour-là. Ce jour-là, c’était hier.

        Il était assis, lisant son journal, lorsqu’il m’interpella : « Dis-donc si l’on faisait un enfant ? ». Ce fut pour moi le coup le plus violent. Avoir un enfant avec lui, ça, jamais ! Jamais je ne mettrais au monde l’enfant de la violence. Jamais mon enfant n’aura un tel père, une telle menace pour son avenir. Jamais !

        Et mon refus provoqua la tempête. Une tempête plus violente que jamais. Les insultes claquèrent, les coups tombèrent, la foudre s’abattit – une fois de trop – sur ma vie.

        Ce matin au réveil, groggy comme un boxeur sonné sur le ring, je hantais la maison avec cette seule pensée : fuir, enfin, ce que je n’avais pu fuir. Fuir ma peur. Fuir cet homme coulé dans la violence. Partir loin de la haine…

        J’ai décidé d’attendre la nuit, qu’il dorme profondément en lui-même, qu’il oublie l’existence de mon corps, de ma vie, et là, je m’échapperai…

        Je ne prendrai que de l’argent, rien d’autre.

        Je quitterai la maison ; traverserai la forêt toute proche ; rejoindrai la gare ; sauterai dans le premier train ; et j’irai jusqu’au bout du monde ; peut-être même plus loin…

        La forêt, autour de moi, me parle. Elle me dit de courir droit devant : là-bas il y a la gare le train la fuite et le futur.

        Mais je sens ses pas là derrière moi. Je le sens qui approche. Son souffle effleure mon cou…

        « Si tu veux rompre, c’est moi qui te romprai » me disait-il toujours.

        Et je sens son souffle…

        Je sens ses mains, pressantes, sur mon cou.

        Je hurle. Je hurle dans la nuit…

        Seule ? dans la forêt qui tremble…

Quelqu’un… m’entendra-t-il ?

       

       

 

© Daniel LEDUC

 

  

mini-sites © L'Harmattan 2005