CLÔTURE
!
-- La précision, voilà le principe !
J’appuie sur chaque syllabe afin que mon interlocuteur saisisse l’importance de : la pré-ci-sion.
-- Je souhaite que le coup fatal soit donné à vingt-trois heures trente-deux précises. Que la vie soit close à cet instant précis. Que la lumière s’éteigne aussitôt. Précisément.
En face de moi, l’homme acquiesce. Son visage, lisse, sans ombres, ne témoigne d’aucune surprise.
-- Ça vous coûtera dix mille euros cash, se contente-t-il de dire.
A mon tour j’acquiesce. Il demande :
-- Dans combien de jours faudra-t-il tuer ?
-- N’importe quel jour à partir de demain, pourvu qu’il soit vingt-trois heures trente-deux précises.
-- D’accord, dit-il.
L’affaire est entendue, on se tape dans la main. Et le décompte commence…
Je sens comme une espèce de soulagement m’envahir. Un poids qui se libère au fond de moi. La certitude que les choses vont enfin se régler, que le cauchemar va disparaître.
Ce cauchemar, voilà bien un an qu’il a commencé.
C’était en décembre. La veille de Noël. Marie devait me rejoindre au Bar des Solitudes, là où nous avions fait connaissance douze ans plus tôt. Je dégustai une bière Blanche lorsque mon portable sonna. « Je suis de garde ce soir et demain soir », se contenta-t-elle de dire, sans que je n’eusse le temps d’objecter le moindre argument, et elle raccrocha. Marie est comme cela : aussi directe qu’une flèche en pleine cible, elle vous parle avec des gestes brefs dans la voix. On se sent parfois cloué par ses mots.
« Ce soir et demain soir » : je serais donc seul pour le réveillon et pour le soir de Noël.
Dire que j’en prenais mon parti serait vite dire, mais j’étais habitué à ce genre de déconvenues, à ces rendez-vous manqués. Outre que Marie est infirmière, son caractère, ou plus précisément sa conception de la vie, fait qu’elle est aussi indépendante qu’un courant d’air. Ou l’on s’y fait, ou l’on prend ses cliques et ses claques en claquant la porte…
Pour le coup, je me retrouvais donc seul pour le réveillon. Plutôt que de me lamenter, je décidai de faire la tournée des grands ducs, et de me pinter -- comme jamais. La soûlographie est une science inexacte qu’il faut avoir pratiquée au moins une fois dans sa vie ! Pour ma part, j’en suis un adepte plutôt convaincu.
Après avoir écumé tous les bars du quartier, je me vis – par quel hasard ? – en face de chez Marie.
Quelle impulsion me poussa à monter chez elle, à trouver dans ma poche la clef qu’elle m’avait confiée, à la glisser dans la serrure… à entrer ? Toujours est-il que, titubant, je me dirigeai vers sa chambre comme si elle m’y attendait.
Mais non ! elle ne m’y attendait pas !
Elle était là, étendue sur le lit, les jambes écartées. Et par-dessus, le corps en transe de Paul, mon meilleur ami…
Pour peu, j’en aurais ri ! Mais ce peu-là, il me fit me redresser, tant la douleur fut vive.
Sans un mot, je partis, complètement dégrisé.
Jetant un coup d’œil machinal sur ma montre, je vis qu’il était vingt-trois heures trente-deux (une heure comme une autre), précisément.
Les jours suivants furent un enfer. J’eus la sensation de me détricoter, de m’effilocher, tout en marchant d’un bar vers l’autre. La jalousie, c’est de la drogue, répétait sans cesse ma mère (qui savait de quoi elle parlait). Et cette drogue-là, elle me minait. Je n’ignorais pas, qu’à tout moment, cela pouvait exploser.
A chaque fois que je revoyais la scène – Paul faisant l’amour à Marie – ma nuque se raidissait, mes articulations craquaient, quelque chose d’intime se fissurait ; à chaque fois je pensais devenir fou. Et cela dura, jusqu’à tout récemment, jusqu’à ce que je prenne une décision radicale : éliminer (au sens propre du terme) l’objet même du conflit.
Me sachant incapable d’éliminer moi-même, je me mis à chercher un homme de main dont je sois sûr du geste. Avec, pour exigence, l’heure de la tragédie : vingt-trois heures trente-deux précises.
Et me voilà, face à moi-même ; attendant, sans l’attendre, l’inéluctable ; serein, avec la peur au ventre.
Je m’imbibe de bière : non plus de la Blanche, mais de la Mort Subite. Je me remplis de désespoir, de haine, de tout ce qui soulage, enfin. Je vomis, et Paul et Marie, et tous les amants du monde. Puis je me souviens…
Depuis plusieurs jours, le décompte a commencé – et de nouveau, le poids se libère, au fond de moi.
Bien sûr je revois sans cesse Paul au-dessus de Marie, son corps, dans la frénésie de l’orgasme. Mais bientôt Paul disparaîtra… Marie ne sera pas même un souvenir…
La mort libère tout. Elle clôt ce monde qui est en nous…
Ce soir. Ce soir, je tente d’oublier. De faire la fête.
J’ai aligné des verres sur le petit comptoir de la salle de séjour ; les ai remplis de champagne ; ai allumé jusqu’au moindre éclairage – que la lumière soit -- ; et puis, j’ai regardé…
Mais qu’ai-je donc regardé ?
Dehors la nuit s’enlise. Ici, la clarté flambe.
Derrière moi, des pas se dessinent.
L’horloge indique vingt-trois heures. Trente-deux précises.
Je l’entends. La balle.
Je la sens frapper ma nuque.
Puis : rien.
La lumière… s’est éteinte…
© Daniel LEDUC
|