GUSTAV MAHLER, LE TENEBREUX

magie
1
Le jour se lève dans l’oreille,
l’aube étreinte coule
sur la pensée concertante,
des doigts flirtent
avec le temps,
la bouche
palpe
des sons incandescents.
2
La morsure de l’archet
sur le violon des sens,
dès lors le camphre brûle
nourrit le corps de l’art,
pas de cendres pour l’immortel,
les chants les choeurs les tigres
s’abreuvent à la source
de l’être.
3
Des couleurs orchestrées
nagent
dans les feux de l’univers.
Le poème et la fresque
s’accouplent,
et des murmures d’amour
suintent
le long de l’écriture.
4
Mille rigueurs, mille orgueils,
mille et un vouloirs
neigent sur l’extase.
S’arc-bouter
sous le recueillement
de la chair, de l’esprit;
s’unir
au désir, à la volonté
des sons.
5
Le sang de la musique
se coagule
sur des plaies silencieuses.
L’heure et la foudre,
l’écho du ciel, et celui des chimères
tombent,
roulent dans le lointain de l’existence.
Le corps des symboles
s’enfonce ténébreusement
dans la lumière.
Le monde
est en résurrection.
chant de la nuit
1
Les pas battent la campagne de l’enfance. Sur les chemins pierreux, la vie ne se retourne plus; elle effleure des précipices, shoote dans l’absolu, marche minutieusement vers l’horizon symphonique -- son haleine fleurit déjà sur l’arbre de la perception. Mais les cadavres enfantins meurent, pour la énième fois, devant les yeux du printemps. Des secousses, des sanglots, des retenues, et la main dans la main de ce qui palpite encore, et le coeur au chevet de la mort, et l’esprit (cavalier sautant l’obstacle) sur des chemins pierreux. Et la vie, qui ne se retourne pas.
2
Les ouragans et les songes mûrissent -- les ouragans sous le ciel ténébreux, les songes sous le ciel cérébral -- et maintenant des gestes composent l’univers, des signes le peuplent de cauchemars, des roulements de tambours si loin le tapissent de séismes, toute une suite de météores traverse deux yeux, deux oreilles, deux mains. La foudre tombe ici, l’éclair absorbe le sang du sang, l’éclair foudroie le sang de la paternité. Bien sûr, il reste les étoiles, et le vent souffle encore -- inaccessibles étoiles ! insaisissable vent !
3
Vienne surgit derrière le brouillard de la mort, et Paris s’enfonce indestructible dans l’ombre qui ruisselle sur la vie. Tout n’est que souvenirs, puis oublis. Des perles d’extase s’incrustent dans l’esprit, quelques améthystes dissipent l’ivresse, la respiration devient un faisceau de zéphyr, la respiration sourde, moite, presque artificielle. Une oeuvre ultime, muette, contre l’Inertie, contre demain -- plus totale que toute autre, plus absolue, aussi. L’achever, c’est la suivre dans le monde du silence; la diriger, c’est mourir pour elle, c’est mourir pour les astres, pour Mozart, pour la vie.
chant de la terre
L’Homme et la Terre
frappent les notes
de l’univers.
La symphonie du monde
explose dans le monde.
Les violons et les bois
jouent l’arc-en-ciel
de l’amour.
Plus haut, le timbre
accède au feu.
Les choeurs, si justes,
érigent un ciel.
La Terre, les Hommes,
et leurs soupirs.
Pizzicati
sur les cordes sensibles
d’une ombre.
A leur pupitre,
des mots se brisent.
La voix
parle
de ce qui n’existe pas
ou pas encore.
Et le vent dans les flûtes
débusque des caresses.
Les Hommes de la Terre
habitent un lied
qui les chante
le soir.
Les clarinettes
n’ont plus de clefs
leur chant
ouvre le monde.
les adieux
1
La montagne, et le jour, et l’ocre du soleil,
la montagne, et le fleuve au loin qui ranime
le ciel, un chant plein de crêtes, un murmure
gorgé d’aubes, et la colère -- ô cordes ! -- qui
siffle sous la pierre, sous le sable du destin !
2
La femme, la femme se courbe, se penche
sur les yeux morts
qui pleurent encore les ombres
des enfants.
Ses cheveux, lisses ou longs, des feuilles;
son cou, tendre ou ferme, le bois des roches;
ses seins, deux agneaux qui se lèchent;
son corps, nature qui se pose
sur la nuit de l’éternité.
3
Sourdes, les ténèbres.
Muettes, les paroles.
Et le temps qui gagne
sur le temps.
Aveugles, les gestes; aveugle, la vie.
Ce qui sépare l’adieu
de l’au-revoir :
le fossé de la nuit.
4
Là-haut
la course des comètes -- les mondes silencieux
qui nous prêtent le coeur.
Là-haut
la voix de l’infini -- nous sommes humains
par nos regards.
Demain, quand nous coulons sous terre, devient
toujours.
L’art, plus haut,
abolit
l’âge et
le sang.
5
Le messager de la nuit, rasant les astres,
s’approche de la nuit.
Son casque étincelle
sous le poids des ténèbres;
sa cape draine
des lambeaux d’éclairs --
le tonnerre brûle encore.
C’est ainsi qu’il pénètre en l’homme.
C’est ainsi qu’il vomit ces paroles :
espère ou meurs,
ou meurs !
6
La musique -- tornade et poignard.
La musique -- caresse et vagin.
Ce qui reste après l’adieu,
l’univers des formes, des gifles et des coeurs.
La voix horizontale
écoute
celle qui monte.
7
Le soleil
descend le soir
dans sa tombe
profonde.
Parallèle au chant du monde
le rire qui n’est plus
explose.
Mais déjà tout se voile
de nudité;
tout bivouaque en absolu.
Les dos et les faces
de l’être
s’abattent sur la nuit.
(extrait de LA RESPIRATION DES JOURS -- L'Harmattan)
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